• Elle s'était bien gardé de me le dire, l'année de nos retrouvailles.
    Bientôt dix-sept ans que je n'avais pas revu son visage d'ange. Elle avait tout gardé de son teint pâle, de ses lèvres naturellement rosées, de ses fossettes parfaites. De vieillies elle n'avait que la taille et les jambes, légèrement alourdies, et sa poitrine, ayant perdu de sa fermeté, trahissait ses deux grossesses consécutives. Mais même ajoutées à de nouvelles rides aux creux de ses yeux, ces marques du temps la rendaient d'autant plus authentique. D'autant plus affirmée dans un rôle qu'elle savait aimer depuis fillette, celui d'épouse et mère. (Ce qui était tout l'inverse de moi !)

    La dernière fois que nous avions partagé nos vacances, nous avions quinze ans. Nous faisions ensemble les frais de l'adolescence avec ses angoisses, ses lots de larmes et ses hormones débiles.
    C'était en août. Mon premier amant et moi venions de nous quitter douloureusement. J'allais bientôt connaître la solitude et la tristesse profondes et, me raccrochant du mieux que je le pouvais à mon entourage, je fuyais les hommes de mon âge comme la peste. (Il me fallut quelques années pour comprendre que cette rupture était la raison de mon attirance démesurée pour les hommes de plus de trente ans).
    Et elle, l'amie tant aimée, le salut sans égal, la voie de la réconciliation entre la vie et moi, elle était en train de s'adonner au plaisir secret d'une vengeance dont je ne soupçonnerai l'existence que ce jour là ; le jour de ces retrouvailles inespérées.

    En effet, V. n'avait jamais supporté l'écart avec lequel je me conduisais depuis toujours. Bien que très affectée par un destin tragique, j'étais la plus forte des deux. La vie m'avait depuis longtemps appris que l'audace en société s'acquiert en majeur partie avec l'expérience que l'on fait de la souffrance, et que la lutte pour exister est une lutte quotidienne. Moi, j'avais les armes. Elle la vacuité d'une vie heureuse et limpide dans laquelle elle ne serait jamais que ce que l'on voulait qu'elle soit.
    Je suppose aujourd'hui qu'elle n'en a même jamais eu conscience. C'est sûrement pour cette raison que, même après avoir été humiliée, salie, psychiquement meurtrie par sa trahison, je lui pardonnerai toujours son ignorance assassine. (...)


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  • Je n'avais jamais eu conscience de moi ainsi. Lorsque me revinrent mes esprits, je compris enfin la chose anciennement mienne. Je devinais les contours de ses volumes et le vent qui l'habitait. Je n'avais jamais pu la saisir quand elle embrassait mon corps. Il avait fallu qu'elle s'en aille à jamais pour que les réponses me viennent enfin. Je sanglotais, submergée par la pensée de plus en plus clair. Et sur mes lèvres se dessina peu à peu l'odeur amère du regret.

    C'était un dimanche. Un beau dimanche d'été. Pépé Sam s'était paré de son plus beau costume, celui en flanelle gris. Il portait un mouchoir noir dans la poche droite de sa veste, et avait embaumé son cou d'un parfum particulier ; je le découvrais pour la première fois et devinais d'emblée qu'il serait le parfum d'une unique occasion. Celle de l'enterrement de Maman.
    A l'inverse de tous les autres, Pépé Sam n'avait pas cédé à la franchise des larmes. Il était resté droit jusqu'au bout. Et au moment du retour, il avait seulement passé négligemment sa grosse main dans mes cheveux en me disant « tu es belle comme un cœur aujourd'hui ».
    Ce furent, dans mon souvenir, ses derniers mots prononcés à mon égard. Le mardi suivant, il tombait brusquement et m'abandonnait à jamais.

    Je devais avoir sept ans. L'orphelinat fut chez moi ce qu'est l'amour paternel est chez tant d'autres : une force.
    Seule face aux murs si violents de la vie, j'allais me battre encore et encore contre toutes les formes de tristesse et d'abandon existantes. Je ne compris que plus tard que la seule chose contre laquelle je luttais, c'était moi.
    Il avait en effet fallu qu'une mauvaise chute dans l'escalier qui mène à mon appartement me fasse oublier pendant de nombreux mois la quasi-totalité de mes souvenirs d'enfance pour que je commence seulement à me rendre compte de l'égoïsme exacerbé de mes comportements. Et c'est pourquoi, alors que beaucoup d'instants de ma vie m'échappaient comme en rêve, étendue sur le sol de ma cuisine, je me pris soudainement à me comprendre.






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